La dissection artérielle

Définition
La dissection d'une artère est initiée par une fissure intimale longitudinale, permettant l'extravasation de sang et le développement d'un hématome de la paroi du vaisseau.1,2 Un hématome sous-intimal donne lieu à une sténose luminale, pouvant progresser jusqu'à une occlusion complète ; si, plus rarement, la région adventitielle est intéressée de façon prédominante, un faux anévrisme en résulte.1,2 Les dissections des artères à destinée cérébrale (artère carotide interne, ACI, artère vertébrale, AV) se développent principalement dans les segments extracrâniens des vaisseaux, vraisemblablement pour des raisons liées à des facteurs anatomiques et mécaniques. Il est important de souligner qu'il s'agit d'un processus dynamique, pouvant donc progresser dans le temps.

Epidémiologie
On estime que la prévalence d'une dissection artérielle lors d'un AVC peut osciller entre 1% et 20% ou plus,2 les jeunes patients étant le plus souvent touchés.3,4 L'incidence annuelle est estimée à 1-3 cas sur 100 000 avec une prédominance de l'ACI,1,2,5 mais au vu de l'impossibilité de se déterminer sur la fréquence des dissections asymptomatiques, il est fort probable que ces données sous-estiment la réalité. On n'enregistre pas de prédominance ethnique ou au niveau du sexe.1,6,7

Etiologie
Classiquement, on distingue entre dissections traumatiques et spontanées. Cependant, dans ces derniers cas, des traumatismes «mineurs» (par exemple : éternuement, marche arrière en voiture, extension cervicale chez le coiffeur, exercices de yoga, bronchoscopie, intubation, massages Shiatsu) sont relativement souvent rapportés par les patients.1,8 Il est donc probable que cette distinction soit quelque peu artificielle, et qu'il s'agisse plutôt d'un continuum sur un terrain multifactoriel, où une prédisposition sous-jacente peut jouer un rôle déterminant. En effet, des maladies du collagène (telles que dysplasie fibromusculaire, Ehlers-Danlos type IV, Marfan, osteogenesis imperfecta, pseudoxanthoma elasticum, polykystose rénale familiale), d'autres atteintes structurelles (vasculite, athéromatose, dégénérescence kystique médiale), métaboliques (déficit en a1-antitrypsine, homocystinurie) ainsi que les facteurs de risque cardiovasculaires et la migraine sont discutés à ce sujet.2,9 Récemment, une altération ultrastructurelle du collagène a été décrite chez plus de la moitié des sujets avec dissections «spontanées», en particulier lors d'événements multiples ou récurrents, alors que seulement 10% d'entre eux montraient des stigmates macroscopiques.10 L'association avec des infections,11 et la présence d'hyperhomocystéinémie12 ont également été rapportées.

Clinique
Les dissections des artères cervicales peuvent se présenter avec des manifestations neurologiques locales, liées à la dissection elle-même, et/ou centrales, conséquence des complications à distance.1,2 Il est utile de souligner que seulement 20% des patients montrent une atteinte ischémique sans signes précurseurs (tels qu'une atteinte locale ou un TIA), et que, au vu de la dynamique du processus, la latence entre les premiers et les derniers symptômes peut être de quelques minutes à quelques semaines.1,13,14,15,16
Lors d'atteinte de l'ACI, on rencontre souvent localement une douleur focalisée dans la région cervicale antérolatérale, irradiant en fronto-temporal. Un syndrome de Horner périphérique, sans anhydrose (les fibres sympathiques responsables de l'innervation des glandes sudoripares du visage suivent la carotide externe), est typique. Le tableau peut être complété par une atteinte des derniers nerfs crâniens ipsilatéraux (en particulier le XII) sur l'effet de masse local. Les manifestations ischémiques intéressent le territoire hémisphérique carotidien et la circulation rétinienne, ou plus rarement produisent un déficit du III, V et VII, conséquent d'une ischémie tronculaire,17 et sont pratiquement toujours d'origine embolique.5 Les hémorragies sous-arachnoïdiennes sont observées lors d'une rare extension intracrânienne de la dissection.18
Les dissections des AV sont fréquemment associées à une cervicalgie irradiant vers l'occiput. L'atteinte ischémique intéresse le territoire vertébrobasilaire (Horner central avec anhydrose !), ou plus rarement spinal, où l'on peut rencontrer même des hématomes lors de dissection intracrânienne.19

Diagnostic
L'angiographie par IRM est en train de remplacer l'angiographie conventionnelle comme «gold standard» diagnostique, du moment que, outre l'aspect intraluminal, on peut visualiser l'hématome de paroi, en forme de croissant1,2 (fig. 1 et 2). Typiques sont aussi les images de calibre irrégulier des artères et de sténoses-occlusions «en flamme de bougie» (fig. 3). Le Doppler- duplex ainsi que l'angiographie par CT sont très utiles en situation d'urgence et pour le suivi des malades.



Traitement
Nous ne disposons pas d'études randomisées comparatives, et une méta-analyse récente ne met pas en évidence de différence entre anticoagulation et antiagrégation.20 Toutefois, en considération du fait que les complications à distance du site de dissection sont liées presque exclusivement à des emboles, on considère l'anticoagulation comme traitement de premier choix,5 en l'absence de contre-indications spécifiques (taille critique des lésions ischémiques cérébrales, extension de la dissection en intracrânien) ou générales. On conseille une antiagrégation plaquettaire si une anticoagulation est contre-indiquée.5 Le traitement doit être reconsidéré à trois et six mois d'après les résultats des contrôles par imagerie : lors d'une recanalisation complète, ou bien de persistance des anomalies structurelles à plus de six mois de l'événement, l'arrêt du traitement ou la poursuite d'une simple antiagrégation sont admis.5 Il faut mentionner qu'une dissection extracrânienne ne constitue pas une contre-indication à une thrombolyse intra- ou extra-artérielle.21

Pronostic
La mortalité est estimée à moins de 5%, mais les séquelles neurologiques peuvent être importantes.1,7 Sur le plan de l'imagerie, on peut constater une recanalisation complète dans 50-90% des cas sur 1-6 mois, surtout en l'absence d'occlusion au départ ;1,6 les faux anévrismes extracrâniens ne rupturent pas.1 Une récidive de dissection, du même vaisseau ou d'un autre, est de l'ordre de 3-11%.7,22,23

Y a-t-il une évidence pour une liaison entre dissections et manipulations cervicales ?

Le traitement mécanique d'affections douloureuses du rachis cervical peut distinguer entre mobilisation (application de mouvements de haute amplitude à basse vitesse) et manipulation (application de mouvements de basse amplitude à haute vitesse). Cette dernière forme a été associée avec des complications cérébrovasculaires rentrant dans le groupe de «dissection artérielle traumatique».
Une étude américaine très récente utilisant des interviews téléphoniques, en partie biaisée par une méthodologie rétrospective approximative, trouvait une association indépendante entre manipulations et AVC, même après correction du facteur «douleur».24 Si déjà Hippocrate de Cos mettait en garde contre des manipulations indiscriminées du rachis,25 la première description de l'ère contemporaine d'un AVC remonte probablement à 1927.26 Depuis lors, en relation avec l'optimalisation de l'arsenal diagnostique, des cas ont été rapportés de plus en plus fréquemment, souvent sous forme de petites séries,14,15,16,27,28 dans le cadre d'études sur les dissections,7 ou mentionnant des complications inhabituelles, telles qu'une atteinte spinale cervicale,19 ou une aggravation de malformation de Chiari.29Les dissections dans ce contexte intéressent surtout des patients de moins de 60 ans, et montrent une nette prédominance d'atteinte de l'AV sur l'ACI,7,16,28 alors que dans les cas idiopathiques la relation est inverse. Ceci s'explique par le trajet de l'AV, qui présente un double angle droit entre la sortie du canal vertébral dans le processus transverse de l'atlas et son entrée dans le foramen magnum. En effet, la plupart des dissections dans ce contexte intéressent la région C1-C2 (segment V3), plus sujette au stress mécanique, et seulement plus rarement la partie où l'AV est «bloquée» dans les processus transverses cervicaux (segment V2).14,15,27,30 Une atteinte de plusieurs vaisseaux est rare mais typique (fig. 2).7,16
Ces complications ne paraissent pas être dépendantes du nombre des manipulations, pouvant en effet se produire lors d'un premier traitement ou après plusieurs sessions,30 et suggérant donc qu'une éventuelle prédisposition du patient ne constitue qu'une partie du rôle étiologique. De plus, en dépit du fait que certaines manipulations, telles que rotation et rétroflexion extrêmes, ont été considérées plus dangereuses que d'autres,31 il ne semble pas qu'il existe des techniques absolument sûres.30 Ceci semble relativiser l'affirmation que les AVC seraient souvent attribuables à des thérapeutes non reconnus.32 Une étude mécanique conduite sur des AV cadavériques a montré que les forces en C0-C1 lors de manipulation constituent seulement 10% de celles nécessaires à déchirer l'artère.33 Cependant, comme relevé par un chiropraticien, l'étude a été conduite sur des sujets de plus de 80 ans, donc vraisemblablement avec une colonne peu mobile, et s'est concentrée sur le segment C0-C1, alors que les dissections imputées aux manipulations sont, comme on l'a constaté, plutôt relatives à C1-C2.32
En accord avec l'aspect dynamique du phénomène de dissection, la latence entre la manipulation et les premiers symptômes peut aller de quelques secondes à quelques semaines ; cependant, plus longue est la latence, moins sûre apparaît la liaison étiologique. Les douleurs cervicales emmenant à consulter un professionnel «manipulateur» sont parfois difficilement distinguables des prodromes d'une dissection, en particulier vertébrale, ouvrant la possibilité que la dissection ait déjà été présente lors de la manipulation.30 D'autre part, il est d'autant plus important d'éviter tout stress mécanique sur une artère déjà lésée, une manipulation apparaît donc absolument contre-indiquée dans ce contexte. Au niveau des facteurs de risque, les professionnels manipulateurs attribuent à la détermination de l'homocystéinémie un rôle préventif.32,34 Il s'agit certes d'un pas dans la bonne direction, mais il serait dangereux de croire à un outil de screening performant, en oubliant les nombreux autres facteurs prédisposants.
Sur le plan épidémiologique, dans une cohorte de 126 patients consécutifs avec une dissection cervicale, 16%, en particulier des jeunes sujets, rapportaient une manipulation dans les dix jours précédant le diagnostic.7 Un travail canadien rétrospectif de type «cas-contrôle» se concentrant sur les accidents vertébrobasilaires et utilisant les factures de la sécurité sociale (très capillaire au Canada) comme méthode de surveillance par rapport aux manipulations, concluait à une incidence annuelle de 1,3 cas sur 100 000 patients manipulés âgés de moins de 45 ans.35 Dans cette étude, le nombre des visites pour manipulations le mois précédant l'événement était tout juste significativement plus haut chez les jeunes patients avec dissections par rapport aux contrôles. Récemment, dans le Nord-Est de la France, il a été estimé qu'un AVC vertébrobasilaire pourrait se produire dans 3,4 cas sur 100 000,36cependant, la méthodologie de l'étude implique une certaine prudence dans l'interprétation de ces données. D'autres auteurs ont rapporté des valeurs entre 1 sur 400 000 et 1 sur 5 000 000.37,38 Ces données relativement modestes sont souvent citées par les professionnels «manipulateurs» pour relativiser les liens de cause-effet entre manipulation et dissection.32,39 Il faut néanmoins souligner le caractère rétrospectif de ces études, et le fait qu'il est fort probable qu'on sous-estime systématiquement des dissections asymptomatiques, mais cependant potentiellement dangereuses.14,25

Y a-t-il une évidence pour un bénéfice thérapeutique de la manipulation cervicale ?

Le rapport risque/bénéfice constitue le paramètre le plus important pour quantifier l'effectivité d'un traitement. Ayant admis dans le paragraphe précédent qu'un risque de complication potentiellement sérieuse existe, même si difficile à quantifier, il est nécessaire de se pencher sur le dénominateur du quotient. Des douleurs cervicales ou des céphalées d'origine fonctionnelle peuvent être abordées en principe par un traitement médicamenteux, une approche de mobilisation, ou des sessions de manipulation.
Une revue systématique de la littérature considérant mobilisation et manipulation dans les affections cervicales met en évidence que la qualité des études considérées permet de se prononcer seulement sur un possible rôle bénéfique de la première lors de douleurs aiguës ; lors de douleurs chroniques, manipulation et mobilisation paraissent plus bénéfiques que le traitement médicamenteux, la manipulation étant probablement légèrement plus efficace à court terme (pas de données pour le long terme) ; lors de céphalées, les données sont insuffisantes pour tirer des conclusions.40 Une étude randomisée récente analysant manipulation et mobilisation dans le cadre de céphalées cervicogènes conclut à un bénéfice des deux techniques par rapport au contrôle, sans différence significative entre elles.41 Une étude néerlandaise randomisée visant les cervicalgies a mis en évidence un net avantage sur le plan pronostique et économique de la mobilisation sur la physiothérapie simple et le traitement médicamenteux ; il manquait cependant un bras avec traitement de manipulation.42
Même si ces données sont interprétées de façon positive par les professionnels «manipulateurs»,43 celles-ci sont en réalité très pauvres, en particulier sur les bénéfices de la manipulation par rapport à la mobilisation.
On est donc confrontés à une situation où le quotient risque/bénéfice de la manipulation apparaît non négligeable ; ceci est d'autant plus important si l'on considère la bénignité relative des affections emmenant aux traitements manuels.25En particulier, le quotient semble plus haut qu'en ce qui concerne les techniques de mobilisation, qui n'ont pas été mises en relation avec des complications majeures.

Conclusion

Du moment que l'incidence des étiologies liées aux facteurs de risque classiques de l'AVC augmente avec l'âge, les dissections artérielles cervicales constituent un facteur étiologique particulièrement important pour les AVC chez les sujets jeunes. Les données existantes actuellement sont insuffisantes pour quantifier exactement les différents aspects de cause-effet entre manipulation cervicale et dissection artérielle, en partie à cause de la faible interaction entre les professionnels «manipulateurs» et les professionnels qui traitent les éventuelles complications (neurologues en particulier). Si d'une part l'incidence des dissections lors de manipulation cervicale à but thérapeutique semble relativement faible, mais loin d'avoir été estimée avec certitude, le rôle potentiellement favorisant ou déclenchant de ces manœuvres paraît établi. D'ultérieures études conduites de façon rigoureuse et prospective, tant sur le versant neurologique que des professionnels «manipulateurs», sont indispensables pour mieux éclaircir le rôle thérapeutique de la manipulation cervicale et l'impact des risques qui y sont liés. Une étroite collaboration des différents groupes professionnels impliqués est évidemment nécessaire pour ce but.
Sur le plan pratique, des recommandations ont été formulées récemment par la Société française de médecine manuelle orthopédique et ostéopathique, comprenant : 1) une anamnèse ciblée sur des éventuelles réactions indésirables précédentes ; 2) un examen neurologique et vasculaire ; 3) un respect des contre-indications (en particulier, présence de pathologie des artères à destinée cérébrale, affections rachidiennes diverses, anomalies de la charnière cervico-occipitale, anticoagulation) ; 4) la réglementation de la compétence du manipulateur et 5) une information du patient sur les éventuels risques, et le recours à la manipulation seulement après échec du traitement conservateur médicamenteux.44
En conclusion, à ce stade, en considération du risque inhérent non négligeable, nous déconseillons ce type de traitement en l'absence d'un consensus éclairé de la part du patient. W